Entre la cuisine et la chapelle en ruine, une porte menait à une bibliothèque ovale. L’endroit semblait sûr, à l’exception d’un grand trou, à hauteur du visage, sur le mur du fond, souvenir d’une attaque au mortier visant la villa, six mois plus tôt. Le reste de la pièce s’était accommodé à cette blessure, acceptant les caprices du temps, les étoiles du soir, le bruit des oiseaux. Il y avait un sofa, un piano recouvert d’un drap gris, la tête d’un ours en peluche et deux grands murs tapissés de livres. Les étagères voisines du mur déchiqueté ployaient car la pluie avait doublé le poids des livres. Les éclairs pénétraient aussi dans la pièce, tombant ici ou là, sur le piano ou sur le tapis.

À l’autre bout, il y avait des portes vitrées, obturées par des planches. Ouvertes, elles lui auraient permis d’aller de la bibliothèque à la loggia, puis de descendre les trente-six marches des pénitents, avant de longer la chapelle jusqu’à une ancienne prairie, dévastée par les bombes au phosphore et les explosions. En se retirant, l’armée allemande avait miné beaucoup de ces maisons. Du coup, la plupart des pièces inutilisées, et c’était le cas de celle-ci, avaient été condamnées pour raisons de sécurité, leurs portes avaient été clouées dans leurs dormants.

Elle connaissait ces dangers en se glissant dans la pièce, en y affrontant la pénombre de l’après-midi. Elle prit soudain conscience de son poids sur le plancher, se disant qu’il pouvait sans doute suffire à activer quelque mécanisme, s’il s’en trouvait un. Elle se tenait là, les pieds dans la poussière. La seule lumière arrivait à travers le cercle déchiqueté causé par l’obus de mortier, et qui béait vers le ciel.

Elle tira à elle Le Dernier des Mohicans. Il y eut un craquement de séparation, comme si le livre se brisait. Dans la pénombre, le ciel aigue-marine de la couverture, avec le lac et le Peau-Rouge au premier plan, lui redonnèrent courage. Alors, comme s’il se trouvait dans la pièce quelqu’un qu’il ne fallait pas déranger, elle se retira à reculons, marchant dans ses propres empreintes, par mesure de sécurité certes, mais aussi par jeu, un petit jeu à elle, pour faire croire qu’elle était restée dans la pièce tandis que son corps physique l’avait quittée. Elle referma la porte et remit les scellés.

Elle s’assit dans le renfoncement de la fenêtre, dans la chambre du patient anglais, entre la forêt peinte et la vallée. Elle ouvrit le livre. Les pages s’étaient agglutinées en une vague rigide. Elle eut l’impression d’être Robinson Crusoé récupérant un livre abandonné par les flots, séché sur le rivage. Un récit de 1757. Illustré par N.C. Wyeth. Comme dans tout livre digne de ce nom, il y avait la page importante avec la liste des illustrations, accompagnée d’une ligne extraite du texte.

Elle commença le récit, sachant déjà qu’elle émergerait plus tard de ce livre avec l’impression d’une plongée dans la vie d’autres êtres, dans des intrigues qui remontaient jusqu’à vingt ans en arrière ; son corps serait rempli de phrases et d’instants, comme si elle s’éveillait, lourde de rêves dont elle ne pouvait se souvenir.

 

Perchée en sentinelle surplombant la route du nord-ouest, au sommet d’une colline, la ville était assiégée depuis plus d’un mois. Ce blocus visait avant tout les deux villas et le monastère entouré de vergers, pommiers et pruniers. Il y avait la villa Médicis où logeaient les généraux et, juste au-dessus, la villa San Girolamo, jadis un couvent. Ses remparts crénelés la faisaient ressembler à un château, ils lui avaient valu d’être le dernier bastion de l’armée allemande. Elle avait abrité une centaine d’hommes. Exposée à l’impact des obus incendiaires, la ville commença à se désintégrer, comme un cuirassé en pleine mer ; les hommes abandonnèrent les tentes provisoirement dressées dans le verger pour les chambres, désormais bondées, du vieux couvent. Des parties de la chapelle avaient sauté, le dernier étage de la villa s’était effondré sous les explosions. Les Alliés finirent par reprendre le bâtiment et en firent un hôpital. Ils condamnèrent l’escalier accédant au troisième étage ; le toit et la cheminée survécurent en partie.

Infirmières et patients avaient déménagé pour un endroit plus sûr, situé dans le sud ; mais l’Anglais et elle avaient insisté pour rester. À l’époque, il faisait très froid dans les pièces, privées d’électricité. Certaines ayant vue sur la vallée n’avaient plus de murs. Elle ouvrait une porte et ne voyait qu’un lit détrempé, réfugié dans un coin, recouvert de feuilles. Les portes ouvraient sur le paysage. D’autres pièces étaient devenues volière à ciel ouvert.

L’escalier avait perdu ses premières marches lors de l’incendie que la garnison avait allumé en prenant la fuite. Elle était allée dans la bibliothèque, elle y avait pris une vingtaine de livres, les avait cloués au plancher, puis les uns aux autres afin de reconstruire les deux premières marches. La plupart des sièges avaient servi de combustible. En permanence trempé, victime des déluges nocturnes qui pénétraient par le trou d’obus, le fauteuil de la bibliothèque avait été laissé pour compte : en ce mois d’avril 1945, ce qui était humide échappait au feu.

Il ne restait pas beaucoup de lits. Elle préférait vivre en nomade dans la maison avec sa paillasse ou son hamac, dormant soit dans la chambre du patient anglais, soit dans le couloir, selon la température, le vent ou la lumière. Le matin, elle roulait son matelas et l’attachait à l’aide d’une corde. Maintenant qu’il faisait plus chaud, elle ouvrait davantage de pièces, aérant les recoins obscurs et permettant au soleil d’absorber l’humidité. Certains soirs, elle ouvrait les portes et allait dormir dans une des chambres privées de murs. Elle s’allongeait sur la paillasse, tout au bord de la pièce, face à ce fugitif paysage d’étoiles, de nuages qui glissaient. Le grondement du tonnerre et les éclairs l’éveillaient. Elle avait vingt ans, un grain de folie et, pour le moment, elle se fichait de sa sécurité comme des dangers que pouvait présenter la bibliothèque, vraisemblablement minée, ou du tonnerre qui, la nuit, la faisait sursauter. Après ces mois d’hiver où elle avait dû se cantonner dans des pièces protégées et obscures, elle ne tenait plus en place. Elle pénétrait dans des pièces que les soldats avaient dégradées, des pièces dont les meubles avaient été brûlés sur place. Elle faisait disparaître les feuilles, les excréments, l’urine ou les tables carbonisées. Elle vivait comme une clocharde tandis qu’à l’étage le patient anglais reposait sur son lit. Comme un roi.

De l’extérieur, l’endroit paraissait dévasté. Un escalier s’évanouissait au milieu des airs, sa rampe suspendue dans le vide. Leur vie se passait à fureter et à se protéger tant bien que mal. La nuit, ils restreignaient au maximum l’éclairage à la bougie, à cause des vandales qui détruisaient tout sur leur passage. Le fait que la villa parût en ruine les protégeait. Là, elle se sentait à l’abri, mi-adulte, mi-enfant. Après ce qui lui était arrivé pendant la guerre, elle s’était fixé quelques règles de conduite. Désormais, elle n’accepterait plus de recevoir des ordres. Elle ne se dévouerait plus au service de l’humanité. Elle ne s’occuperait plus que du patient brûlé. Elle lui ferait la lecture, le baignerait et lui donnerait ses doses de morphine. Elle ne communiquerait qu’avec lui.

Elle travaillait dans le jardin et le verger. Dans la chapelle ravagée par les bombes, elle avait pris le crucifix, haut d’un mètre quatre-vingts, et l’avait transformé en épouvantail en y suspendant des boîtes à sardines vides qui cliquetaient et tintaient au-dessus de ses semis, sitôt que le vent se levait. À l’intérieur de la villa, elle escaladait les décombres pour gagner une alcôve éclairée à la bougie ; sa valise était là, bien rangée, qui ne contenait pas grand-chose hormis quelques lettres, une tenue de rechange et une boîte en métal renfermant du matériel médical. Elle s’était contentée de déblayer des petits coins de la villa et tout cela, elle pouvait le brûler si elle le souhaitait.

 

Elle gratte une allumette dans le couloir sombre. Elle l’approche de la mèche de la chandelle. La lumière s’élève jusqu’à ses épaules. Elle est à genoux. Les mains sur les cuisses, elle inhale l’odeur du soufre. Elle s’imagine qu’elle inspire aussi la lumière.

Elle recule de quelques centimètres. Avec un morceau de craie, elle trace un rectangle sur le plancher. Puis elle continue à reculer tout en dessinant d’autres rectangles. Ils finissent par former une pyramide, il y en a des simples, des doubles, puis à nouveau des simples. La main gauche à plat sur le sol, la tête baissée, elle a l’air grave. Elle s’éloigne de plus en plus de la lumière. Jusqu’à ce qu’elle se renverse en arrière sur ses talons et s’accroupisse.

Elle laisse tomber la craie dans la poche de sa robe. Elle se lève, remonte sa jupe trop ample, la noue autour de sa taille. D’une autre poche, elle sort un bout de métal. Elle le lance, il retombe juste au-dessus de la case la plus éloignée.

Elle saute, ses jambes martèlent le sol. Son ombre la suit, elle va s’enrouler tout au fond du couloir. Elle est très agile, ses chaussures de tennis dérapent sur les chiffres qu’elle a dessinés dans chaque case. Elle atterrit sur un pied, puis sur deux pieds, puis à nouveau sur un seul jusqu’à ce qu’elle atteigne la dernière case.

Elle se baisse, ramasse le bout de métal, fait une pause, sa robe toujours remontée au-dessus des cuisses, les mains pendantes, haletante. Elle respire à fond et souffle la bougie.

Elle est maintenant dans l’obscurité. Une odeur de fumée, c’est tout.

Elle bondit et exécute un demi-tour ; à présent, elle sautille encore plus frénétiquement dans le couloir obscur, atterrissant sur des cases dont elle connaît l’emplacement. Ses chaussures de tennis martèlent et malmènent le plancher sombre, et l’écho résonne dans les recoins les plus éloignés de cette villa italienne, déserte. Jusqu’à la lune, jusqu’au ravin, cicatrice en demi-cercle autour du bâtiment.

Certains soirs, il entend un léger frémissement dans la maison. Il règle alors son appareil auditif et perçoit des coups qu’il ne parvient ni à interpréter ni à situer.

 

Elle prend le carnet posé sur la petite table à côté de son lit. Le livre avec lequel il a bravé les flammes. Un exemplaire des Histoires d’Hérodote dans lequel il a collé des pages provenant d’autres ouvrages, ou rédigé des observations personnelles, insérant le tout à l’intérieur du texte d’Hérodote.

Elle se met à lire sa petite écriture noueuse.

 

Il y a, dans le sud du Maroc, un vent qui souffle en tourbillons, L’Aajei. Les fellahin s’en défendent avec des couteaux. Il y aussi L’Africo, il a déjà poussé des pointes jusqu’à Rome. L’Alm, un vent d’arrière-saison, originaire de Yougoslavie, L’Arifi, également connu sous le nom d’Aref ou Rifi, il vous brûle de ses innombrables langues. Ce sont des vents permanents. Des vents qui vivent au temps présent.

Il y a d’autres vents, des vents moins constants qui changent de direction, qui jetteront à bas cheval et cavalier avant de repartir dans la direction opposée. Cent soixante-dix jours par an, le Bist Roz s’en prend à l’Afghanistan, il ensevelit des villages entiers. Le Ghibli, vent tunisien, sec et chaud, roule et gronde, il provoque des troubles nerveux. Le Haboub, tempête de poussière venue du Soudan, se dresse en murailles jaune vif de mille mètres de haut, il est suivi de pluie. L’Harmattan souffle sur l’Atlantique où, le cas échéant, il ira se noyer. L’Imbat est une brise marine originaire d’Afrique du Nord. Certains vents se contentent de soupirer vers le ciel, certaines tempêtes de poussière nocturnes arrivent avec le froid. Le Khamsin, un vent de poussière, émigré d’Egypte entre le mois de mars et le mois de mai, son nom vient du mot arabe qui veut dire « cinquante », il souffle pendant cinquante jours. La neuvième plaie d’Égypte. Le Datou, en provenance de Gibraltar, un vent odoriférant.

Il y a aussi le……..— le vent secret du désert. Son nom fut à jamais effacé par un roi à qui il avait pris un fils. Et le Nafhat, une rafale originaire d’Arabie. Le Mezzar-Ifoulousan, un vent violent, glacial, venu du sud-ouest, les Berbères l’appellent « Celui-qui-plume-les-poules ». Le Beshabar, vent noir et sec du nord-est, arrive du Caucase, c’est le « vent noir ». Le Samiel, « poison et vent », est d’origine turque. On a souvent su le mettre à profit dans les batailles. Autant que les vents « empoisonnés », comme le Simoun d’Afrique du Nord ou le Solano, qui arrachent au passage des pétales rares, provoquant ainsi des étourdissements.

Et d’autres vents locaux.

Qui voyagent en rasant le sol comme une marée. Qui écaillent la peinture et renversent les poteaux télégraphiques. Qui charrient pierres et têtes de statues. L’Harmattan souffle à travers le Sahara, c’est un vent épais de poussière rouge, une poussière comme le feu, comme la farine, qui va encrasser les culasses des fusils. Ce vent rouge, les marins l’appelaient la mer sombre. On a retrouvé des brumes de sable rouge du Sahara aussi loin au nord qu’en Cornouailles ou dans le Devon. Elles ont provoqué de telles averses de boue qu’on les a prises pour du sang. « En 1901, on a signalé des pluies de sang dans de nombreuses régions du Portugal et de l’Espagne. »

Il y a des millions de tonnes de poussière dans l’air, tout comme il y a des millions de mètres cubes d’air dans la terre, tout comme il y a bien plus d’êtres vivants dans le sol (vers, scarabées, bêtes qui vivent sous terre) que de créatures vivant à sa surface. Hérodote mentionne la fin de nombreuses armées englouties par le Simoun. Une nation fut « à ce point enragée par ce vent de malheur qu’ils lui déclarèrent la guerre et s’en furent l’affronter en ordre de bataille, mais ils se retrouvèrent vite et bien ensevelis ».

Trois formes de tempêtes de poussière. Le tourbillon. La colonne. Le drap. Dans la première, l’horizon est perdu. Dans la deuxième, vous vous trouvez entouré de « Djinns qui valsent ». La troisième, le drap, « a des reflets cuivrés, la nature paraît en feu »

 

Elle relève la tête du livre, voit son regard posé sur elle. Il se met à parler dans l’obscurité.

 

Les Bédouins me gardaient en vie pour une raison. J’étais utile, voyez-vous. Lorsque mon avion s’était écrasé dans le désert, l’un d’eux avait présumé que je devais être bon à quelque chose. Je suis un homme qui sait reconnaître une ville sans nom, de par son simple squelette sur la carte. Je suis une mine de renseignements. Je suis un homme qui, s’il se retrouve seul chez quelqu’un, va droit à la bibliothèque et y prend un ouvrage pour le humer. C’est ainsi que l’histoire nous pénètre. Je connais les cartes des fonds marins, des cartes signalant les faiblesses du bouclier terrestre, d’autres encore tracées sur des parchemins et indiquant les diverses routes des Croisades.

Je connaissais donc leur pays avant d’aller m’écraser chez eux, je savais qu’Alexandre l’avait jadis traversé, poussé par telle raison ou par tel intérêt. Je connaissais les coutumes des nomades obnubilés par la soie ou par les puits. Une tribu avait teint en noir tout le fond d’une vallée afin d’accroître la convection et, du même coup, la fréquence des pluies, elle était allée jusqu’à bâtir de hautes structures pour crever la panse d’un nuage. D’autres tribus opposaient leurs paumes ouvertes au vent naissant. Correctement exécuté, ce geste était censé détourner la tempête vers le territoire voisin d’une tribu hostile. Des clans entiers disparaissaient, engloutis ; asphyxiés par les sables, ils entraient dans l’histoire.

Mais dans le désert, il est aisé de perdre le sens des frontières. Quand je suis tombé du ciel pour m’écraser dans le désert, dans ces creux jaunes, je ne cessais de me répéter : je dois construire un radeau… Je dois construire un radeau.

Et là, malgré l’aridité des sables, je savais que j’étais parmi des peuplades faites pour vivre au bord de l’eau.

Dans le Tassili, j’ai vu des gravures rupestres remontant à l’époque où, sur des barques en roseaux, les habitants du Sahara chassaient des chevaux marins. À Wadi Sura, j’ai vu dans des grottes des fresques représentant des nageurs. Ici, il y avait eu un lac. J’aurais pu, sur un mur, leur en dessiner la forme. J’aurais pu les conduire au bord de ce lac, six mille ans plus tôt.

Demandez à un marin quelle est la voile la plus anciennement connue, et il vous décrira une voile trapézoïde accrochée au mât d’un bateau en roseaux, telle qu’on en voit sur ces peintures rupestres de Nubie. Pré-dynastique. On retrouve encore des harpons dans le désert. Peuples de l’eau. Même aujourd’hui les caravanes ressemblent à des fleuves. Et pourtant, de nos jours, c’est l’eau qui est ici l’étrangère. L’eau qui est l’exilée, celle que l’on rapporte dans des bidons et dans des gourdes. Le fantôme entre vos mains et vos lèvres.

 

Quand je me suis retrouvé perdu parmi eux, ne sachant pas vraiment où j’étais, il m’aurait suffi d’avoir le nom d’une colline, une coutume locale, une cellule de tel ou tel animal historique, et la carte du monde se serait remise en place.

Que savions-nous, pour la plupart, de ces parties de l’Afrique ? Les armées du Nil avançaient et reculaient sur un champ de bataille de douze cents kilomètres de profondeur, en plein désert. Blindés légers, bombardiers Blenheim à faible rayon d’action. Chasseurs biplans Gladiator. Huit mille hommes. Mais qui était l’ennemi ? Quels étaient les alliés de cet endroit, des terres fertiles de la Cyrénaïque, des marais salants d’Agheila ? Toute l’Europe se battait en Afrique du Nord, à Sidi Rezegh, à Baguoh.

 

Il voyagea sur un traîneau derrière le Bédouin pendant cinq jours, dans l’obscurité, sous la capote de toile, allongé dans du feutre imprégné d’huile. La température baissa brusquement. Ils avaient atteint la vallée entre les hautes parois rouges du canyon, retrouvant le reste de la tribu du désert qui s’éparpillait en glissant sur le sable et les rochers, leurs robes bleues flottant comme l’écume sur le lait, comme une aile. Ils décollèrent la couche de feutre de son corps assoiffé. Il se trouvait dans la poche la plus vaste du canyon. Comme elles le faisaient déjà un millénaire auparavant, les buses plongeaient au fond de cette crevasse rocheuse où ils campaient.

Au matin, ils l’emmenèrent à l’extrémité du siq. Voici qu’on parlait haut et fort autour de lui, que le dialecte se faisait plus clair. Il était là à cause des fusils enterrés.

On le transportait vers un but précis, son visage aveuglé tourné vers l’avant, la main tendue vers un objet qui devait se trouver à un mètre. Des jours de voyage, pour ce mètre. Pour se pencher afin de toucher quelque chose, le bras toujours captif, la paume ouverte, tournée vers le bas. Il effleura le canon de l’arme automatique. La main le lâcha. Les voix se turent. Il était là pour déchiffrer les armes. « Mitrailleuse Breda 12 mm. Origine italienne. »

Il tira la culasse, vérifia qu’aucune balle n’était engagée, puis remit la culasse en place et pressa la gâchette. Puht. « Belle machine », murmura-t-il. On le poussa à nouveau.

« Fabrication française, 7,5 mm. Châtellerault. Mitrailleuse légère. 1924. »

« Allemande. 7,9 mm. MG 15. Armée de l’air. »

On l’arrêta devant chaque fusil. Les armes semblaient provenir d’époques et de pays différents. Un musée dans le désert. Il effleurait les contours de la crosse ou du magasin ou tâtait le cran de mire. Il disait à voix haute le nom de l’arme, puis on le conduisait vers la suivante. Huit lui furent cérémonieusement tendues. Il les nomma distinctement, en français puis dans la langue de la tribu. Mais à quoi bon ? Sans doute le nom de l’arme était-il moins important pour eux que de savoir qu’il savait de quoi il parlait.

On lui prit à nouveau le poignet et on lui plongea la main dans une boîte de cartouches. Dans une autre boîte, sur la droite, il y avait des projectiles, cette fois des balles de 7 mm, puis d’autres encore.

Enfant, il avait été élevé par une tante. Sur sa pelouse, celle-ci avait renversé un jeu de cartes, la face en bas, pour exercer sa mémoire. Chaque joueur était autorisé à retourner deux cartes et, le cas échéant, à les apparier de mémoire. Cela se passait dans un autre paysage. Un paysage de ruisseaux à truites, de cris d’oiseaux qu’il savait reconnaître à partir d’un fragment hésitant. Un monde où tout avait un nom. Les yeux bandés, le visage couvert d’un masque de fibres végétales, il ramassa une balle, guida ses porteurs vers une arme, y inséra le projectile, verrouilla l’arme, la pointa en l’air et tira. Le bruit retentit follement entre les parois du canyon. « Car l’écho est l’âme de la voix qui s’excite dans les endroits creux. » Un homme que l’on tenait pour hargneux et fou avait écrit cette phrase dans un hôpital anglais. Mais lui, dans ce désert, était sain d’esprit. Les idées claires, il ramassait les cartes, les appariait aisément, adressait un sourire à sa tante et lançait en l’air chaque combinaison réussie. Les hommes invisibles qui l’entouraient finirent par accueillir chaque coup de fusil d’une ovation. Il se tournait dans une direction puis revenait à la Breda, mais cette fois sur son étrange palanquin humain, suivi d’un homme muni d’un couteau qui gravait un code identique sur la caisse de cartouches et sur la crosse. Après la solitude, il appréciait cette agitation et ces cris enthousiastes. Ainsi rétribuait-il de son talent ces hommes qui l’avaient sauvé à cette fin.

 

Il voyagea. Avec eux, il connut des villages sans femmes. Sa science servait de monnaie d’échange entre les tribus. Des tribus représentant huit mille individus. Il s’initia à certaines coutumes, à certaines musiques. Les yeux bandés la plupart du temps, il entendit les Mzina, exultants, appeler l’eau de leurs chants ; il connut les danses dahhiya, les flûtes destinées à communiquer en cas de danger, la double flûte Makruna (dont une tige émet un bourdon continu). Puis le territoire des lyres à cinq cordes. Un village, une oasis de préludes et d’interludes. Battement des mains. Danse antiphonaire.

On ne lui rend la vue qu’après le crépuscule. Il peut alors voir ses ravisseurs et ses sauveurs. Maintenant, il sait où il est. Pour les uns, il dessine des cartes qui vont au-delà de leurs frontières. À d’autres tribus, il enseigne la mécanique des armes. Les musiciens s’asseyent en face de lui, de l’autre côté du feu. Les notes de la lyre Simsimiyya s’en vont au gré de la brise, ou viennent à lui par-dessus les flammes. Un garçon danse, cette lumière en fait la chose la plus désirable qu’il ait jamais vue. Ses épaules frêles sont blanches comme le papyrus, la lumière du feu fait briller son ventre perlé de sueur. Nudité entr’aperçue à travers le linge bleu qu’il porte, tel un leurre, de son cou à sa cheville. Un éclair brun.

Le désert nocturne les enveloppe, sillonné de tempêtes, de caravanes en ordre dispersé. Il marche environné de secrets et de dangers, comme ce jour où, aveugle, il avait bougé la main et s’était coupé avec un rasoir à double tranchant, enfoui dans le sable. Il lui arrive de se demander s’il ne s’agit pas d’un rêve, cette coupure si nette qu’il ne la sent pas, et dont il doit essuyer le sang sur son crâne (son visage est encore intouchable) pour la signaler à ses ravisseurs, ce village sans femmes où on l’a conduit dans un silence absolu. Ou ce mois entier sans voir la lune. Aurait-il inventé ? Rêvé, tandis qu’enveloppé d’huile et de feutre il gisait dans les ténèbres ?

Ils rencontrèrent des puits dont l’eau était maudite. Dans des horizons dénudés, se cachaient des villes. Il attendait tandis qu’ils fouillaient le sable afin de parvenir aux pièces ensevelies. Il attendait tandis qu’ils creusaient pour atteindre des poches d’eau. Pure beauté d’un garçon innocent en train de danser, rappelant les échos d’un jeune choriste, les échos les plus purs dont il se souvienne, eau de rivière ô combien claire, profondeurs ô combien transparentes de la mer. Là, dans le désert qui jadis avait été une mer, où rien n’était amarré ni permanent, où tout glissait comme la tunique de lin sur le garçon. Comme s’il se libérait d’un océan, ou de son placenta bleu. Un jeune garçon s’excitant, ses organes génitaux visibles dans la couleur du feu.

On jette ensuite du sable sur le feu. La fumée se disperse autour d’eux. Cadence des instruments de musique, comme le pouls ou la pluie. À travers les flammes désorientées, le garçon tend le bras, pour faire taire les flûtes. Quand il repart, il n’y a plus ni garçon, ni traces de pas. Juste les chiffons qu’il a empruntés. Un des hommes s’avance en rampant, il recueille le sperme tombé sur le sable. Il le rapporte au Blanc qui traduit les armes et en enduit ses mains. Dans le désert, on ne célèbre que l’eau.

 

Elle se tient au-dessus de l’évier, elle s’y agrippe, le regard fixé au mur de stuc. Elle a enlevé tous les miroirs, les a entassés dans une pièce vide. Elle s’agrippe à l’évier et tourne la tête d’un côté à l’autre, déliant son ombre. Elle se mouille les mains et peigne ses cheveux avec ses doigts, jusqu’à ce qu’ils soient complètement mouillés. La sensation de fraîcheur est agréable et persiste tandis qu’en sortant le vent la frappe de plein fouet et lui fait oublier le tonnerre.

Le patient anglais: L'homme flambé
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